Critères ESG et investissements responsables : un automatisme ?

Critères ESG et investissements responsables : un automatisme ?

Introduction

L'investissement « durable et éthique », alimenté par une conscience sociale croissante et une préoccupation pour les questions environnementales, est devenu un thème incontournable du paysage financier mondial ces deux dernières décennies, marquant un changement significatif dans la manière dont les entreprises, les investisseurs et les institutions financières abordent et justifient leurs activités[1]. Afin de mesurer la plus ou moins grande durabilité d’un investissement, plusieurs normes et critères d’évaluation relatifs aux comportements d’une entreprise ont été développés et sont regroupés sous l’abréviation « ESG » pour l’investissement Environnemental, Social et de Gouvernance.  Cet article vise à explorer la montée en puissance de ces approches, leur importance croissante dans le monde des affaires, de la finance et de la gestion de patrimoine tout en examinant de manière critique les critères qui servent de balises pour ces investissements.

I. La montée en puissance de « l’investissement durable »

La montée en puissance de l'investissement durable et éthique s'explique par plusieurs facteurs profondément ancrés dans l'évolution des mentalités et des perceptions des investisseurs à travers le monde. Tout d'abord, la prise de conscience croissante des défis environnementaux et sociaux a clairement joué un rôle clé dans l'essor de ces approches. Les crises climatiques, la perte de biodiversité, les questions liées à la pollution et au traitement des déchets ont attiré l'attention mondiale, incitant de nombreux investisseurs privés et institutionnels à reconsidérer l'impact de leurs portefeuilles sur ces enjeux cruciaux et déterminants pour un nombre croissant d’individus.

Parallèlement, les consommateurs sont devenus de plus en plus soucieux des pratiques éthiques des entreprises vers lesquelles ils s’orientent. Une génération de consommateurs plus jeunes, en particulier, recherche activement des produits et des services alignés sur leurs valeurs environnementales et sociales. Cette dynamique a un effet d'entraînement sur les entreprises, les incitant à adopter des pratiques plus durables (au moins en apparence) pour attirer et fidéliser une clientèle de plus en plus exigeante.

Troisièmement, il convient de relever que l'évolution des réglementations gouvernementales a également contribué à fortifier cette tendance. De nombreuses juridictions ont mis en place des normes plus strictes en matière de durabilité et d'éthique des entreprises, obligeant ainsi les acteurs du marché financier à intégrer ces considérations dans leurs décisions d'investissement. Les investisseurs institutionnels, tels que les fonds de pension et les compagnies d'assurance, sont de plus en plus tenus de rendre compte de leurs investissements du point de vue ESG, stimulant ainsi une adoption plus large de ces critères et la diffusion de ceux-ci dans leur champ d’action.

II. Les critères ESG

Les critères ESG sont devenus les piliers de l'évaluation de la durabilité et de l'éthique des entreprises dans le cadre de « l'investissement durable ». Ces critères visent à évaluer la performance globale d'une entreprise en tenant compte de sa responsabilité environnementale, de ses pratiques sociales et de sa gouvernance interne. Leur évaluation repose sur une combinaison de données financières et non financières, offrant ainsi une vision plus complète de la façon dont une entreprise intègre les considérations durables dans ses opérations.

A. Les critères environnementaux (E)

Les critères environnementaux évaluent l'impact d'une entreprise sur l'environnement. Cela inclut la gestion des émissions de gaz à effet de serre, la consommation d'énergie, la gestion des déchets, la biodiversité, et d'autres facteurs liés à la durabilité environnementale. Les entreprises sont évaluées sur leur capacité à réduire leur empreinte écologique, à adopter des pratiques respectueuses de l'environnement, et à travailler vers des objectifs de durabilité à long terme. Un exemple concret serait l'évaluation de la politique de réduction des émissions de carbone d'une entreprise par rapport aux objectifs internationaux tels que l'Accord de Paris.

B. Les critères sociaux (S)

Les critères sociaux portent eux sur les aspects humains et sociaux de l'entreprise. Cela inclut la gestion des relations avec les employés, les conditions de travail, la diversité et l'inclusion des différentes minorités, la responsabilité envers la société ainsi que la présence ou non d’une chaîne d'approvisionnement éthique. Les entreprises sont donc évaluées sur la manière dont elles traitent leurs employés, respectent les droits de l'Homme et leur impact social positif. Une agence pourrait ainsi évaluer la façon dont une entreprise réagit à des problèmes sociaux tels que les droits des travailleurs, en se basant par exemple sur des cas de conflits sociaux antérieurs ou sur la manière dont elle communique avec ses employés via des plateformes en ligne.

C. Les critères de gouvernance (G)

Les critères de gouvernance évaluent la manière dont une entreprise est dirigée et contrôlée. Cela inclut la transparence financière, la structure du conseil d'administration, les mécanismes de contrôle interne, la rémunération des dirigeants et la lutte contre la corruption. Une gouvernance solide est cruciale pour assurer la responsabilité et la stabilité à long terme de l'entreprise. Une évaluation concrète pourrait inclure la mesure dans laquelle une entreprise divulgue ses dépenses politiques et ses relations avec des parties prenantes influentes.

III. Comment sont calculés les critères ESG ?

Le processus de calcul des critères ESG est complexe et implique la collecte et l'analyse de données provenant de diverses sources. En clair, il n’existe pas de normes internationales uniformes en la matière : les agences de notation bien établies (MSCI, Sustainanalytics, Vigeo Eiris) les sociétés de recherche spécialisées, et même certaines entreprises elles-mêmes peuvent être impliquées dans le processus de définition et de mise en place des critères ESG. Les données financières traditionnelles telles que les rapports annuels, les états financiers et les rapports trimestriels sont complétées par des informations non financières, souvent qualitatives, recueillies à partir de rapports d'entreprise, de déclarations publiques ou encore de témoignages d’employés. La collecte de données se fait principalement au travers d’algorithmes sophistiqués et de modèles analytiques destinés à extraire des informations significatives des rapports d’entreprise, des médias sociaux et d’autres sources publiques. Une fois les données collectées, elles sont analysées en fonction des trois critères ESG. Les agences de notation attribuent ensuite des scores à chaque entreprise en fonction de leur performance dans chaque catégorie. Ces scores sont souvent présentés sous forme de notation ou de classement, permettant aux investisseurs de comparer la performance ESG relative des entreprises au sein d'un secteur ou d'un indice spécifique.

Ainsi, la compréhension des critères ESG repose sur une analyse approfondie de la manière dont une entreprise intègre le développement durable et les règles éthiques dans sa stratégie globale. Ces critères offrent un cadre essentiel pour évaluer les performances non économiques des entreprises et sont cruciaux pour les investisseurs soucieux d’adopter une approche durable dans leurs décisions d’investissement.

IV. Les avantages des critères ESG

Pour un investisseur, l’utilisation des critères ESG offre de nombreux avantages dans la prise de décision en plus d’un impact positif et responsable sur la société et l’environnement. En premier lieu, ils donnent un cadre commun pour évaluer les performances non économiques des entreprises en plus de leurs performances financières : une entreprise qui intègre des pratiques durables, qui respecte les normes environnementales et qui a une gouvernance solide peut être considérée comme plus attrayante et rassurer l’investisseur dans son choix. Certains labels (ISR, Greenfin ou encore Finansol) ont même été créés pour garantir la qualité et la durabilité des placements financiers. Ces labels offrent aux investisseurs une assurance supplémentaire quant à la responsabilité de leurs placements et à renforcer leur prise de décision.

Les critères ESG permettent aussi d’identifier et de gérer des risques non financiers liés à la durabilité tels que les risques environnementaux (changements climatiques, réglementations sur les émissions), sociaux (conflits sociaux, pratiques de travail), et de gouvernance (corruption, mauvaise gestion). En intégrant ces facteurs, les investisseurs peuvent atténuer les risques potentiels qui pourraient affecter la valeur à long terme de leurs placements.

De plus, des études empirique ont suggéré une corrélation positive entre les performances ESG élevées et la performance financière des entreprises. Un exemple parlant nous est livré par Clark, Feiner et Viehs (2015) au travers de leur étude « From the Stockholder to the Stakeholder : How Sutainability Can Drive Financial Outperformance ». L’examen de plus de 200 documents (sources académiques, rapports de secteurs, articles de presse et ouvrages) a permis aux auteurs de conclure que « 80% des études analysées montrent que les pratiques de durabilité prudentes ont une influence positive sur la rentabilité des investissements ».

Une enquête publiée la même année par la division Gestion d’actifs et de patrimoine de la Deutsche Bank (en collaboration avec l’Université de Hambourg) est allée encore plus loin. Les chercheurs ont suivi l’intégralité des 2'250 études académiques publiées sur le sujet du lien entre pratiques de durabilité et performances financières des entreprises depuis 1970 jusqu’en 2014 en compilant des données sur plus de quatre décennies. L’étude conclut que les critères ESG contribuent de manière positive à la performance financière des entreprise dans 62.6% des cas et de manière négative dans 10% d’entre eux. De plus, il faut relever que les entreprises bien classées en matière de critères ESG peuvent être plus résilientes face aux perturbations du marché, aux scandales et aux fluctuations économiques, ce qui peut donc aussi se traduire in fine par une performance financière plus robuste sur le long terme. L’intégration des critères ESG dans sa stratégie peut également permettre à l’investisseur de réduire la volatilité de son portefeuille en identifiant des entreprises plus stables et résilientes.

V. Les limites des critères ESG

Il est crucial de noter que malgré la rigueur du processus de calcul des critères ESG et des analyses sous-jacentes, certaines limites subsistent. D’abord, la standardisation des critères ESG reste un défi car il n'existe pour l’heure pas de méthodologie universellement acceptée. Les différences dans la pondération des critères et les méthodes de collecte de données peuvent entraîner des variations importantes dans les évaluations d'une agence à l'autre et donc des barèmes différents en bout de chaîne. De plus, comme nous l’avons vu, les notations ESG analysent les effets d'une entreprise sur la société, l'environnement et la gouvernance afin de donner aux parties prenantes une image complète de ses performances. Toutefois, la transparence des notes a notamment été remise en question par l'OCDE et d'autres organismes de réglementation. Une entreprise peut en effet exceller dans un aspect de l'ESG mais sous-performer dans un autre, et pourtant sa notation pourrait être considérée comme élevée uniquement en raison de ses performances dans cette seule catégorie. Il est aussi important de relever que les critères ESG peuvent ne pas toujours tenir pleinement compte des externalités, c'est-à-dire des impacts indirects d'une entreprise sur la société et l'environnement. Par exemple, une entreprise peut afficher de bons résultats ESG tout en externalisant ses coûts environnementaux ou sociaux à d'autres parties prenantes, ce qui n'est pas toujours capturé dans les évaluations ESG traditionnelles et dans la création des indicateurs.

De plus, les entreprises peuvent être incitées à masquer leurs lacunes en adoptant des pratiques de Greenwashing (écoblanchiment)[2], notamment en donnant une image trompeuse de ses initiatives durables pour améliorer son score ESG, sans nécessairement changer ses pratiques opérationnelles de manière significative. Ainsi, une enquête réalisée en 2021 par The Economist a révélé que les 20 plus grands fonds ESG au monde détenaient tous des investissements dans des producteurs de combustibles fossiles, tandis que certains détenaient des participations dans des mines de charbon, des sociétés de jeux de hasard et des compagnies pétrolières. En 2021, la Commission américaine des opérations de bourse (SEC) a ouvert une enquête à l'encontre Deutsche Bank pour avoir surestimé ses références ESG pour sa gamme de fonds d'une valeur de 1 000 milliards de dollars. Un groupe de consommateurs allemands a poursuivi la société en 2022 pour avoir "présenté de manière inexacte les caractéristiques écologiques d'un fonds dans des documents de marketing". En 2023, la filiale DWS de la Deutsche Bank s’est acquittée d’une amende de 25 millions de dollars auprès de la SEC pour des déclarations erronées concernant des investissements ESG. 

VI. Conclusion

En conclusion, les critères ESG ont émergé comme une composante cruciale de l'investissement durable et éthique, offrant une perspective plus large de la performance d'une entreprise au-delà des indicateurs financiers traditionnels. Leur adoption croissante dans le monde des affaires, de la finance et de la gestion de patrimoine témoigne de l'évolution des attentes des investisseurs envers des pratiques responsables et de manière générale des mentalités dans la société. Ces critères présentent indéniablement des avantages significatifs, tels que la gestion des risques, l'accès à des opportunités durables et l'alignement avec les attentes des parties prenantes. Cependant, il est essentiel de reconnaître les limites inhérentes à leur utilisation. La diversité des approches de collecte de données et de notation, le risque de manipulation par l’écoblanchiment, la qualité variable des données soulignent la complexité du processus d'évaluation.

En outre, la pondération subjective des critères et l'absence d'indicateurs de performance financière garantie mettent en lumière le fait que les critères ESG ne sont pas un indicateur infaillible pour prendre des décisions d'investissement durable. Ils devraient être considérés comme un élément d'une analyse plus vaste, complétés par une évaluation rigoureuse des aspects financiers traditionnels et une conscience aiguë des réalités opérationnelles et contextuelles des entreprises.

L'investissement durable exige une approche nuancée, tenant compte de la complexité des défis environnementaux et sociaux ainsi que des impératifs économiques. Ainsi, bien que les critères ESG fournissent une boussole précieuse pour les investisseurs soucieux de l'impact de leurs décisions, ils ne doivent pas être considérés comme la solution à tout. Une diligence raisonnable, la vérification des informations et la prise en compte d'une variété de facteurs restent essentielles pour assurer une approche équilibrée et véritablement durable de l'investissement.


Notes

[1] Le terme « écoblanchiment » peut être défini comme une utilisation fallacieuse d’arguments faisant état de bonnes pratiques écologiques dans des opérations de marketing ou de communication. Cette pratique est fréquemment utilisée pour donner aux consommateurs l'impression qu'une entreprise est plus éthique ou plus durable qu'elle ne l'est en réalité, ainsi que pour obtenir un avantage concurrentiel ou stimuler les ventes. Les allégations trompeuses peuvent inclure une divulgation sélective, des allégations exagérées, une sélection d'informations positives à l'exclusion des informations négatives, et un manque de clarté ou de divulgation.

[2] En 2021, les fonds communs de placement et les ETF spécifiques à l’ESG ont atteint des records, dépassant les 400 milliards de dollars d’actifs sous gestion. Cela constitue d’une hausse de 30% par rapport à 2020. Il semble ainsi qu’un nombre croissant d’investisseurs recherche des opportunités qui génèrent des retours financiers tout en contribuant positivement à la société et à l'environnement. Les entreprises qui adoptent des pratiques durables et éthiques attirent ainsi l'attention des investisseurs soucieux de l'impact global de leurs portefeuilles.